Article 122 paragraphe 2 du traité de Lisbonne
« Lorsqu’un Etat membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’Etat membre concerné. »
« Cet article est, dans son esprit, manifestement orienté vers les catastrophes naturelles: incendies, tempêtes, tremblements de terre… Mais certains considèrent qu’on pourrait l’invoquer dans le cas de la Grèce pour surmonter l’interdiction prévue dans un autre article du traité et fournir une base juridique à une aide financière européenne. »
Commentaire d’un économiste à propos de la crise grecque
J’arrête ma vieille Yugo de location au sommet de la côte. Elle n’a plus de frein à main depuis longtemps, alors je glisse une pierre sous le pneu arrière-gauche. Dans ce pays, on ne sait pas si le moindre caillou qu’on saisit par hasard n’est pas encore enduit de la sueur des héros ou des postillons de dieux en colère. Est-ce une simple pierre, ou un morceau d’entablement dorique ? Au XXIe siècle, que voulez-vous, des morceaux de temples antiques servent quelquefois à caler les vestiges du rêve communiste échoué au fin fond des Cyclades.
Quelque chose comme 30 et quelques degrés écrasent l’île. De mon promontoire, je vois la baie, là-bas, tout là-bas, se découper. Arc blanc bandé par le bleu tendu. Ici, les yeux sont fentes. On ne tient pas sinon. Ici, on ralentit les gestes. Le monde est un feu lent qui consume les heures. En contrebas, les chèvres broutent ce qui pousse d’herbe. Plus loin, le vieux car Mercedes qui assure la liaison avec la partie nord de l’île grimpe dans un nuage de poussière et de gazole brûlé. Hristo le chauffeur va s’attaquer aux virages improbables qui donnent la nausée aux touristes. A chaque lacet, il se signera en insultant, à travers son pare-brise sale, chèvres, destinée, véhicules descendant.
La Grèce est millénaire…
La Grèce est minérale…
D’ici, on voit toute l’île. Un peu plus haut, sur un pic rocheux, on a écrit «PASOK» en grandes lettres blanches. Depuis longtemps le sigle du parti socialiste grec est peint dans la roche, comme gravé. Depuis que ce pays vit d’espoir en une meilleure vie. Une meilleure vie…
J’ai rendez-vous avec Giorgos. A l’ombre d’une vieille toile de tente, on contemple, tous les deux, la Mer Egée. On observe les virages de Hristo du coin de l’œil et on boit le café en silence. Quelque chose va arriver, je sais. En Grèce, le silence n’est jamais bon signe. La Grèce est un peuple de mots, de palabres interminables, de batisseurs en paroles d’un monde toujours à refaire. Quand un Grec se tait, la colère n’est pas loin et le Meltemi ne tardera pas à se lever. Le Meltemi, c’est le vent des îles qui rend fou les bateaux. Le Meltemi, c’est le vent grec sauvage, qui vient planter le sel dans la barbe des vieux.
D’un coup, c’est l’Odyssée. Et vous, vous êtes Ulysse….
Et je sais que quand le vieux Giorgos va se décider à l’ouvrir, la baie se couvrira de nuages.
Il pose sa tasse, se racle la gorge et soudain se voile le ciel.
– « Dis moi, toi qui viens de l’autre côté du continent, est-ce vrai ce qu’on dit ? Que la Grèce appartient maintenant à l’Europe ? Comment se fait-il, dans ce cas, qu’elle ne fasse plus partie du monde ? Comment se fait-il que l’on nous regarde désormais comme des parias ? Dis moi, sommes nous vraiment les perdants dont tout le monde parle ? ».
Au-dessus de nous, la toile de tente se met à gifler l’air.
– « Je ne sais pas, Giorgos. »
– « Certes, aux yeux d’un trader, nous ne sommes sans doute pas bien reluisants. Mais qui parle aujourd’hui de la Grèce autrement qu’à travers sa dette ? Il paraît que nous sommes débiteurs aux yeux du monde. Il paraît que nous sommes des paniers percés, des traine-savates, des mal rasés. L’Europe en est sûre, le monde s’en persuade. Nous, le peuple de Grèce, dont la jeunesse est la plus diplômée d’Europe et aussi la plus pauvre…
La Grèce peut-elle se réduire subitement à ça ? N’est-elle devenue qu’un chiffre rouge au bas de la colonne débit ? N’est-elle plus qu’un mauvais client à qui on menace de retirer sa carte de crédit ?
Nous vivons dorénavant dans un monde d’usuriers. Cravatés, bien lavés. Vulgaires, incultes, omnipotents. Aux invisibles officines. Au fonctionnement mécanique. Qui topent là, ne ratifient rien, nous tirent l’oreille et nous coiffent d’un bonnet d’âne étoilé sur fond bleu…..
Nous les Grecs, nous ne sommes les parias de rien si ce n’est de ce rêve imbécile que deale aux chefs d’états l’Internationale Banquière, ce ramassis de jongleurs cyniques pour qui jamais personne n’a voté et qui, nervis du CAC 40, prennent en otage la démocratie. Démocratie ! dhmokratia, souveraineté du peuple ! Ce peuple qui se pressait si nombreux pour s’interroger sur le devenir de nos cités dans des enceintes nommées théâtres. Ce peuple friand de rhapsodes et de vers chantés, qui écoutait les dieux tout en les défiant. Ce peuple dont on érigea un jour en exemple la puissance de sa philosophie, l’avancée de ses arts et la perfection de son théâtre.
Qui parle aujourd’hui du leg que laisse la Grèce au monde tous les jours ? Qui dira que Labdacides, Atrides, skéné, orchestra, proskénion, koilon, ça vaut quand même plus cher, ça pèse quand même plus lourd que de petits agitateurs encravatés mouillant leur fond de caleçon en poussant des cris suraigus quand éclatent les bulles spéculatives ?
Qui remboursera cette dette-là ?
Demande-t-on des comptes, nous les Grecs, au grand cartel de l’occident pour ce qu’il nous doit ? Ce pactole invisible ne déforme peut-être aucune poche mais il leste présent et avenir de lingots de mémoire.
Il y a longtemps, la poussière s’est soulevée quand le vent a soufflé. Elle s’est déposée dans votre ADN. Que vous le vouliez ou non, elle est là au fond de vous. Que vous le vouliez ou non, vous êtes nos héritiers.
Et bien, cette dette, veux-tu que je te dise ?, nous, nous avons décidé de l’effacer. Une fois pour toutes. Pour l’amour de l’humanité, ah ah ! ».
Et Giorgos se leva. Et se leva le Meltemi. Et la poussière vola et il me sembla que la terre se soulevait, que les pierres tombées voulaient se redresser, redevenir amphithéâtres et redonner parole aux temps antiques.
Il me sembla que la maison mère s’érigeait de nouveau.
Là-bas dans la baie, yachts de luxe, bricks de plaisance étaient pris dans la tempète et déjà chaviraient. De blonds capitaines suèdois donnaient leurs derniers ordres avant d’être engloutis.
Puis le calme revint. Je cherchais Giorgos du regard et ne le trouvai plus. Ne restait plus qu’une voix qu’il me semblait entendre, sonnant dans la rocaille.
« Enfant d’un vieil homme aveugle, Antigone, dans quelle contrée sommes-nous arrivés, devant la cité de quel peuple ? Pour aujourd’h’ui, cet Œdipe vagabond, qui l’accueillera d’une aumône chétive ?Je demande peu, j’obtiens moins encore, et cela me suffit. » *
Michel Bellier
*Œdipe à Colone, Sophocle (traduction Robert Pignarre)